22
« La conscience allemande est sans tache parce que tout ce qui, entre 1933 et 1945 a été commis d’horrible ou de criminel en Allemagne et dans les pays occupés, tout cela a été imputé à Himmler. »
Willi Prischauer
Steadman plongea dans l’obscurité comme il aurait plongé dans l’eau. Après avoir poussé la porte en bas de l’escalier, il avait trébuché et avait dévalé d’autres marches, invisibles celles-ci.
Les angles de pierre avaient durement touché ses membres et son dos tandis qu’il essayait d’enrayer sa chute. Mais il avait atteint le bas de l’escalier avec une force terrible et le choc l’assomma presque. Il resta un moment immobile dans la position où il était tombé, à reprendre son souffle.
Enfin il se redressa en position assise et grogna sous l’effort. Il essaya de percer du regard l’obscurité devant lui, mais la seule source lumineuse – une clarté bien faible en vérité – venait de l’escalier et de la porte entrebâillée derrière lui. Il tendit un bras et le promena en un arc de cercle devant lui, jusqu’à ce que sa main entre en contact avec une paroi de pierre sur sa gauche. Le mur était humide et il sentait le contact poisseux de la mousse sous ses doigts. Il se redressa sur un genou et inspira lentement. Il faisait un froid étonnant. Un froid de caveau.
Il se releva sans hâte en s’appuyant contre le mur. Il était encore engourdi mais apparemment il n’avait rien de cassé. Il avança sans cesser de tâtonner de la main. La sensation était étrange : à tout moment il s’attendait à toucher le corps de Gant et à ce que celui-ci bondisse sur lui.
Il n’entendait plus que sa propre respiration et il s’interrogea un instant sur ce qui se passait à l’extérieur.
Sa main toucha un mur qui coupait celui qu’il suivait à angle droit. Il le suivit en effleurant la paroi du bout des doigts et, au bout d’un mètre, il sentit un creux, puis un contact différent : du bois. Le renfoncement d’une porte. Retenant son souffle il chercha la clenche, la trouva et la fit tourner. Il entrebâilla le battant et se figea pour écouter, mais ne perçut aucun son. Il ouvrit complètement la porte et se mit de côté.
Une vague d’air glacé le frappa, un froid beaucoup vif encore que celui qui régnait dans le passage. Il détecta une odeur subtile dans l’air, quelque chose de vaguement familier qu’il ne parvint pourtant pas à identifier. Des épices ? Un parfum ? Il ne pouvait en être certain.
Une lueur extrêmement diffuse faisait pâlir les ténèbres devant lui, et le détective plissa les yeux pour essayer de distinguer quelque chose. Mais la lumière était si faible qu’il lui était impossible de voir quoi que ce soit de précis. Pour quelque raison inexplicable, il se sentait attiré par cette clarté évanescente. Il lutta contre une soudaine envie de rebrousser chemin. Il devait retrouver Edward Gant. Et le supprimer.
Il passa le seuil et avança lentement vers la lumière, chaque pas mesuré. A gauche comme à droite, sa main tendue ne rencontra aucune paroi. Il devait se trouver dans une pièce quelconque, peut-être une antichambre. Il approcha de la lueur brumeuse et sa main toucha une texture nouvelle devant lui. Une tenture. La lumière filtrait à travers le lourd tissu, brouillant tous les contours. Une nouvelle fois il s’immobilisa pour écouter. Une voix intérieure lui criait de ne pas regarder, de tourner les talons et de fuir au plus vite ce qui se trouvait de l’autre côté, mais il ne pouvait résister à l’attirance qu’il ressentait. Il avait l’impression de ne pas pouvoir décider lui-même : il redoutait ce qu’il allait découvrir mais devait absolument le voir. Ses doigts coururent le long du tissu, à la recherche d’une ouverture qu’il trouva presque aussitôt. Il se plaça devant et écarta doucement le pan du rideau, plissant les yeux contre la lumière vive qui baignait l’endroit.
La salle était de forme circulaire, ses murs de pierre luisants d’humidité. A intervalles réguliers, des niches contenaient des réceptacles d’où s’élevaient de petites flammes verdâtres, sans doute la source de cette odeur indéfinissable. On y brûlait des herbes ou une substance chimique quelconque. Une plate-forme de pierre courait à deux mètres de hauteur le long des parois, et un autre passage s’ouvrait directement en face de Steadman à ce niveau, donnant sans doute sur un escalier.
La salle était assez spacieuse et, à cause de sa forme et du balcon courant tout autour, elle avait quelque peu l’apparence d’une arène singulière. Douze colonnes tronquées en pierre étaient disposées sur le périmètre de la pièce comme des sentinelles minérales surveillant le centre. Et là était disposé un unique fauteuil à haut dossier.
D’où il était, Steadman en voyait le dos et ne pouvait donc savoir s’il était occupé. Mais à deux mètres cinquante du siège il vit la forme agenouillée d’une femme. La longue chevelure noire lui permit d’identifier Kristina et il mit un moment avant de remarquer l’objet qu’elle tenait à deux mains entre ses cuisses, comme un phallus sombre. Elle avança en rampant et déposa l’objet à cinquante centimètre du fauteuil, puis elle recula jusqu’à sa position initiale et se mit à se balancer d’avant en arrière.
D’après la forme Steadman reconnut la Lance de Longinus. Il s’apprêtait à entrer dans la salle quand une sensation de malaise l’assaillit. L’hermaphrodite s’était mis à psalmodier des paroles inintelligibles. Le détective ferma son esprit au charme insidieux de l’incantation et se prépara à se glisser entre les tentures. C’est à cet instant précis qu’il sentit la présence derrière lui.
Il fit volte-face et perçut la respiration sifflante. Elle venait de devant lui, de cette obscurité que ses yeux ne parvenaient pas à percer. Il se rendit soudain compte qu’il se trouvait devant les tentures et que sa silhouette devait se découper sur la lueur verdâtre.
Il sentit les doigts lui effleurer la joue et bondit en arrière par pur réflexe. La dague rituelle siffla à l’endroit où il se trouvait une fraction de seconde auparavant et sa pointe entailla sa chemise. Steadman tomba à la renverse dans les tentures qui s’écartèrent et se tordit sur le côté dès qu’il toucha le sol de la salle. Edward Gant plongea vers lui et le rata de peu.
Le détective roula sur lui-même et s’accroupit. L’Allemand était déjà dans la même position. Ils s’observèrent un instant.
— Vous m’appartenez toujours, Parsifal, siffla Gant. Je peux toujours vous détruire.
— Essaie donc, fumier, répliqua Steadman.
Il se releva et décocha un coup de pied dans le mouvement, mais Gant esquiva en se redressant lui aussi, la dague pointée au niveau de l’estomac de son adversaire. Il avança lentement, et Steadman recula.
— Inutile. Vous ne pouvez échapper à votre destin, Parsifal. (Un sourire de dément accrochait les lèvres de l’Allemand.) Mes hommes prendront soin du Juif et de la catin. Ils n’iront pas loin.
— Tout est fini pour vous, Gant, répondit Steadman, plus attentif à la lame pointée vers lui qu’à ce qu’il disait pour occuper son adversaire. Il y a déjà trop de morts là-haut... Des gens importants... Comment expliquerez-vous leur disparition ?
— Pourquoi le devrais-je ? (La lueur narquoise dansait de nouveau dans le regard du nazi.) Personne ne sait qu’ils étaient ici. Nos rapports ont été des plus discrets.
— Mais leur mort vous prive du pouvoir qu’ils représentaient pour votre mouvement...
Gant eut un rictus méprisant. La dague oscillait lentement.
— Ils n’étaient que le noyau, mais d’autres tout aussi influents attendent de prendre leur place... Nous n’avons essuyé qu’un revers temporaire...
— Un autre revers, Gant ? Comme la dernière guerre ?
Le mépris dont il avait chargé son propos eut enfin l’effet escompté. Avec un cri de rage l’Allemand fonça sur Steadman. Celui-ci avait reculé jusqu’à la paroi, et il saisit le creuset. Le métal surchauffé lui brûla la paume mais il ne fléchit pas et l’écrasa contre le visage de Gant en pivotant sur lui-même. La lame se ficha dans son bras au lieu de sa poitrine, pour en être arrachée aussitôt comme l’Allemand reculait en hurlant de douleur. Il lâcha la dague. Le liquide brûlant avait aspergé la partie droite de son visage et son cou. La chair grésilla et son faux nez se mit à fondre, coulant sur ses lèvres. Le détective recula, horrifié par les dommages de l’huile bouillante. L’os de la pommette était visible sous la peau noircie, ainsi que la base du nez, mais Steadman ne ressentait aucune pitié pour le nazi.
Malgré la douleur atroce qu’il endurait, l’Allemand puisa dans sa haine la volonté de détruire son ennemi. De son œil encore valide, l’autre ayant éclaté sous l’huile bouillante, il chercha la dague sur le sol. Elle était près de son pied gauche et il se pencha pour la ramasser.
Steadman voulut le prendre de vitesse et s’avança, mais l’Allemand fut plus rapide. Sa main se referma sur le manche de l’arme et remonta en un arc de cercle meurtrier vers le ventre de son ennemi. Le détective avait prévu le mouvement. Il saisit le poignet et détourna le coup, imprimant sa propre force à celle de Gant pour retourner la lame. Celle-ci se ficha jusqu’à la garde dans la poitrine du nazi. Gant fixa sur Steadman un regard incrédule et ses deux mains se crispèrent sur le manche ouvragé de l’arme. Il y eut un moment de silence absolu. Le côté droit du visage de l’Allemand continuait d’être dévoré par l’huile et, du trou qui avait été son nez, s’écoulait un flot de sang. Steadman recula et soudain le marchand d’armes tomba à genoux, puis son torse s’inclina et il resta immobile, son visage brûlé appuyé contre le sol, dans une position rappelant la prière. Une large mare de sang commença à s’étaler sous lui.
Steadman recula jusqu’au mur et s’y adossa, le souffle court, brusquement saisi par la fatigue et le choc. Il ne ressentait ni regret ni joie devant le corps de son ennemi : seulement le soulagement de ne pas être à sa place.
La douleur lancinante lui rappela sa blessure. Il se força à lever le bras et à le plier. C’était douloureux mais pas impossible, donc aucun muscle n’avait dû être sectionné. Il contempla un moment le cadavre de Gant figé dans sa position ridicule. Était-ce vraiment fini ? Ou l’organisation mise en place par le nazi était-elle déjà trop puissante pour être anéantie par la simple mort de son chef ? Au rez-de-chaussée, le chaos était sans doute à son comble, avec les blessés râlant et les hommes de Gant qui devaient maintenant s’être lancés à la poursuite de Holly et de l’homme qui avait déclenché le massacre. S’agissait-il de Baruch, comme il en avait eu l’impression malgré ses cheveux blancs ? Peut-être étaient-ils déjà morts... Cette idée fit naître en lui un désespoir auquel il ne s’attendait pas. Elle lui avait menti, car il était évident qu’elle n’était pas une simple photographe, mais sa colère était dépassée par d’autres sentiments, des sentiments qu’il avait crus enterrés avec Lilla.
Il devait retourner là-haut et la retrouver. Ici, c’était fini.
Il se retournait vers les tentures quand son sixième sens l’alerta. Puis il remarqua l’odeur et le froid accru.
Non, ce n’était pas terminé. Pas encore.
La présence occupait toute la salle, et Steadman la connaissait déjà. Il éprouvait la même tension indéfinissable dans l’atmosphère, la même certitude que l’invisible allait se manifester. Inconsciemment il recula et fouilla les lieux du regard pour essayer de voir la présence et pas seulement de la ressentir. Ses yeux s’arrêtèrent sur Kristina.
Toujours agenouillé, l’hermaphrodite était immobile et ne psalmodiait plus. Sa bouche était ouverte sur un cri muet, et ses paupières closes. Le fer de lance était toujours là où elle l’avait déposé, mais à présent il semblait frémir légèrement, comme parcouru d’un courant électrique, et Steadman crut sentir plutôt qu’entendre cette vibration. Il savait qu’il crevait prendre la relique et l’emmener hors de la salle, loin des forces qui utilisaient son pouvoir... Il s’étonna de croire à ces choses, mais il savait qu’elles étaient réelles.
Un son léger parut tourner autour de la salle, pareil à l’écho déformé de voix lointaines et de rires. Très vite, le tourbillon sonore s’intensifia, comme dans la salle du rez-de-chaussée. Des creusets montait maintenant une épaisse fumée noire qui courait en une spirale folle le long des murs, et Steadman imagina les formes d’esprits égarés dans les volutes sombres, Se tordant en proie à un tourment inconnu. Un air froid le gifla et secoua ses vêtements, avec une telle force qu’il dut lever un bras pour se protéger.
Soudain le phénomène cessa, et un silence total retomba sur la salle.
Seule la présence se faisait toujours sentir.
Le détective s’obligea à s’écarter du mur. Une faiblesse qu’il avait déjà ressentie envahit son corps et il tomba à genoux. Il essaya de se relever en s’agrippant à une des colonnes tronquées et soudain il comprit leur finalité : elles recevraient les cendres des douze nouveaux Chevaliers Teutoniques. Comment il le savait, il en eut également la révélation : la présence le lui avait dit. Elle lui racontait la vérité sur la Sainte Lance, le pouvoir réel de la relique, ce pouvoir qui pouvait être utilisé pour le bien ou le mal. La présence le défiait, le maudissait... et le craignait.
Cette évidence le poussa en avant. Sur les genoux et les mains il avança vers le centre de ce qu’il savait maintenant être une crypte, vers la Lance. Il luttait contre l’envie de plus en plus tentante de s’arrêter et de s’allonger pour se reposer un instant. Il sentait son énergie vitale aspirée hors de lui par la présence mais il ne cédait pas. Chaque geste était plus difficile que le précédent, et pourtant il poursuivait sa progression.
Kristina avait rouvert les yeux et le fixait de ses pupilles dilatées. Un frémissement continu secouait son corps, avec une telle violence que sa silhouette en devenait imprécise, et la fumée s’échappant des creusets s’engouffra dans sa bouche béante, comme attirée par une force invisible à l’intérieur d’elle. Son corps tressauta une fois, puis deux, redevint rigide et son dos s’arqua violemment. Mais son regard ne quittait pas le détective. Une dernière convulsion la secoua, et elle tomba à la renverse avec un petit sifflement. Toute vie l’avait quittée.
Steadman ferma les yeux et posa son front sur le dallage froid. Il n’aspirait qu’à s’endormir là, maintenant, à tout oublier dans le sommeil. Mais il résista, conscient que s’y abandonner signifierait la mort. Il se força à rouvrir les yeux et évita de regarder la forme rigide de l’hermaphrodite. Il tourna la tête vers la Lance, puis le siège, et il découvrit la chose assise.
Le corps en décomposition était vêtu de l’uniforme noir de la Schutzstaffel. Rien n’y manquait, du brassard rouge frappé du svastika sur fond blanc à la casquette ornée de la tête de mort. L’uniforme était couvert d’une fine pellicule de poussière et pendait sur la silhouette figée, comme si le corps s’était racorni à l’intérieur.
Steadman contemplait avec horreur la tête du cadavre. La peau grisâtre était tendue sur l’ossature, et sous les pommettes saillantes les joues creusées semblaient onduler doucement. Les plis de peau sous le menton inexistant ressemblaient à des ballons dégonflés qui pendaient sur le col trop large de la chemise brune. La lèvre supérieure était piquetée de quelques poils épars, tandis que l’inférieure avait totalement disparu, découvrant des dents abîmées et mal rangées. Une oreille manquait, et l’autre n’était plus qu’un amas de chair racornie. De fines mèches de cheveux blancs s’échappaient de sous la casquette dont la visière avait glissé sur le front.
En revanche, le pince-nez tenait bien droit sur le nez, comme s’il y avait été collé. Mais un œil avait échappé à son orbite et s’était collé contre le verre. Le bout du nez manquait mais le reste était intact, quoique fripé. Steadman vit une forme noire ramper hors d’une narine et s’engouffrer dans la bouche grimaçante.
Le détective ne put retenir plus longtemps la bile qui montait dans sa gorge. Elle jaillit en un filet douloureux qui lui tordit l’estomac, et il s’écarta de la créature répugnante qu’ils avaient gardée embaumée dans cette crypte.
L’uniforme de la Gestapo, le pince-nez et les restes de la moustache l’avaient renseigné sur l’identité de la momie : leur Reichsführer Heinrich Himmler. Ces déments avaient conservé son cadavre ici toutes ces années !
Il secoua la tête avec dégoût. Ils avaient continué à révérer non seulement sa mémoire mais aussi son corps en le gardant ici, en le transformant en une forme lentement pourrissante de chair flétrie, une abomination qu’ils idolâtraient comme s’il avait toujours été présent pour les guider !
Il regarda les mains jaunies et décharnées du cadavre et pensa qu’elles avaient signé l’arrêt de mort de millions d’innocents. Des mains d’employé de bureau, mais aussi celles d’un des plus grands meurtriers de l’Histoire. Et alors qu’il les fixait du regard, les doigts de ces mains se mirent à bouger.
— Oh, mon Dieu...
Lentement, la tête du cadavre se tourna vers lui.